• Dans ma nuit...

    Pour le défi des CROQUEURS DE MOTS, Tricôtine à la barre... 

     

     

    L’obscurité soudaine… J’imagine une salle de théâtre. Elle est comble. Tous les spectateurs attendent de plonger dans le noir pour que la lumière se fasse sur la scène et, le moment venu, chacun se laisse porter par les mots, les gestes, les déplacements, les regards des comédiens habités par leur personnage. La pièce se joue, tous la vivent en cette magique intensité et l’heure du dilemme approche. Il va falloir choisir ! La tension est palpable dans la salle. Elle est si perceptible, presque électrique que, tout à coup, les plombs sautent. La scène n’est plus, les yeux sont suspendus à cette dernière phrase prononcée :

     

    Rodrigue, as-tu du cœur ?


    La question se cogne dans le noir. Aucune réponse ne vient. Rodrigue semble hésiter à en avoir. Quelques murmures par-ci, quelques mouvements par-là. Tous se demandent comment rétablir la lumière. Peu à peu des sièges se vident mais quelques irréductibles de l’espoir restent persuadés que tout reviendra… comme avant. Quelque chose, toujours, résiste en l’homme, une petite volonté, presque invisible et qui est pourtant bien là. Alors, pour eux, les comédiens reprennent en main, en bouche plutôt, la pièce et voici que Rodrigue retrouve son cœur. Les mots, les sons fusent à nouveau et l’électricien, quelques minutes plus tard, parviendra à bout de ces plombs.

     

    Rodrigue, as-tu du cœur ?


    Cet instant où la lumière déserte, cette salle qui s’étonne, ces acteurs qui continuent de jouer, je les vois. Oui, je les vois ! J’ai si souvent capturé leurs visages, tenté de rendre sur le papier glacé leurs expressions. Je les vois, aujourd’hui, dans cette panne de courant intérieure, au-delà de mes paupières inutiles, au plus profond de ma nuit. Je les ressens et je les vois !


    J’ai su un autre éclairage, celui de la reconnaissance du talent, d’une exposition particulièrement réussie, ces regards portés sur mes clichés. Puis, tandis que mes yeux s’éteignaient, j’ai accueilli les sièges abandonnés. J’ai senti la présence des irréductibles. J’ai fui les compassions intéressées. J’ai tâtonné, longtemps j’ai tâtonné, découvrant d’autres repères. J’ai tâtonné, cherchant la sortie, la fuite. Jusqu’à cet appel de mon agence, un appel bien évidemment féminin, il faut envoyer une femme pour ces mots-là :


    Nous aimerions faire une expo qui soit une rétrospective de votre œuvre. Nous savons que cela ne vous est pas facile mais pourriez-vous nous envoyer quelques photos inédites ? L’un de nos agents peut venir vous aider !


    Il fallait une voix de femme pour cette demande-là ! L’homme a peur, ne parvient pas à trouver le ton et croit que les cordes féminines adoucissent tout ! Une rétrospective… vous pensiez m’enterrer, vous m’avez redonné vie !


    Un matin, de bonne heure, pour ne pas susciter la curiosité, je suis sorti avec ma fidèle compagne, toute blanche, et j’ai rejoint le parc. Là, entre ma mémoire et ce que je sentais en mon obscurité, je me suis approché tantôt d’un arbre, tantôt du ruisseau, tantôt d’une herbe. J’écoutais le chant de l’eau, le silence de la ville. Mes doigts frôlaient ces fragilités. J’ai tout accueilli, tant accueilli que je me suis assis sur un banc. Puis, je suis revenu vers un chêne que je connais bien. Ma main s’est posée sur ses nervures. En mes yeux fermés, j’ai caressé son écorce, j’ai éprouvé son frémissement. Comme par réflexe, j’ai fouillé au fond de mon sac ; l’appareil était là. Je me suis reculé de quelques pas. J’ai photographié ce que mes doigts avaient lu. Plus tard, un ami a posé ses yeux sur mes clichés…


    Rodrigue, as-tu du cœur ?


    Je sais qu'aucun plomb, ici, ne sera changé. Etrangement, maintenant que je ne vois plus, mon regard est enfin profond.

     

     

    Anne Le Sonneur


  • Commentaires

    29
    Vendredi 10 Février 2012 à 17:50

    Je ne trouve pas les mots, alors je me tais.

    Merci Anne pour ce texte.

    28
    Dimanche 22 Mai 2011 à 12:37

    Merci beaucoup, Mimi. Mes articles reviendront, tranquillement. Pour le moment, j'ai besoin de me taire un peu. Cela ne m'empêchera pas de venir lire chacun. Belle journée à toi. Amicalement. Anne

    27
    Jeudi 19 Mai 2011 à 15:13

    Je viens bien tard te rendre visite et c'est pour lire que tu veux t'absenter un moment: je te connais à peine et tes articles vont  me manquer...
     Ton texte m'a vraiment touchée: j'y ai senti une vraie vibration,une recherche et une tension. Quel est ce théâtre? celui des mots, des fulgurances du regard?
     La profondeur de l'intime est fascinante mais la lumière de l'arbre aussi est belle, celle de son écorce, comme tu le dis, vaut la peine de la capter et d'en témoigner...
     Amitiés de Mimi.

    26
    Mercredi 18 Mai 2011 à 18:57

    Merci beaucoup, Alba ! J'ai aperçu par là un joli jardin et des fleurs toutes en délicatesse. Je vais revenir m'y promener. Belle soirée. Anne

    25
    Mercredi 18 Mai 2011 à 17:52

    joli langage et mots qui courent tous seuls;  j'ai beaucoup aimé la fin.

    Merci

    24
    Mercredi 18 Mai 2011 à 08:54

    Je ne sais que te répondre, Adamante ! J'essaie... j'essaie d'être perméable à la brindille, l'oiseau, la pierre, le vent, le cheminement de l'homme. J'essaie. Merci infiniment pour tes mots. Amicalement.

    23
    Mercredi 18 Mai 2011 à 08:35

    Un très grand merci pour tes mots, Hauteclaire ! Passe une belle journée, emplie des couleurs de l'arc-en-ciel. Gros bisous

    22
    Mercredi 18 Mai 2011 à 08:34

    Je suis aussi contente de ce partage ; elles sont belles tes émotions. Pour le moment, je fais une pause dans l'écriture et la publication mais je te remercie. Passe une belle journée, Elo. Bises

    21
    Mercredi 18 Mai 2011 à 00:28

    Une scène qui vit en nous, sans qu'il soit nécessaire de la voir, tant les mots sont forts et évocateurs .

    Beaucoup de douceur aussi dans ce regard intérieur qui s'impose, et cette nouvelle vie qui commence.

    Un moment magnifique Anne, merci de ce moment d'obscurité lumineuse.

    20
    Elo
    Mardi 17 Mai 2011 à 20:53

    Je ne peux pas publier ce com' chez moi, il dénoterais dans mon univers... Mais tu es libre de le faire si tu le souhaites... En tous cas ces souvenirs sont effectivement extraordinaires! Contente en tous cas d'avoir aprtagé ces émotions avec toi ! Bises

    19
    Mardi 17 Mai 2011 à 19:29

    Merci ! Merci pour ton regard posé sur mes mots ! Merci pour me donner de partager ce que tu ressens ! Merci de te dire au moment où je me tais !

    18
    Mardi 17 Mai 2011 à 19:24

    Chère Tricôtine, les plombs ont ici un peu sauté, après avoir lu un texte sur la coquille. Savons-nous la résonnance des mots que nous posons ? J'espère que les miens ne sont que douceur. Bisous

    17
    Mardi 17 Mai 2011 à 19:17

    Rose, je ne sais que répondre ! Des mots se disent en moi et tu les auras accueillis ! Merci ! Merci infiniment ! Bises à toi. Bien amicalement. Anne

    16
    Mardi 17 Mai 2011 à 19:10

    Tu sais, les mots par ici se disent parfois un peu fort. Je vais me reposer un peu. Merci pour les tiens, Quichotine. Bisous

    15
    Mardi 17 Mai 2011 à 19:07

    Bonsoir Elo,

    Je ne te répondrai que par quelques mots : publie un article sur ce théâtre dans l'obscurité, publie ce commentaire, ces émotions belles et fortes que tu m'offres ! Merci à toi ! Bises

    14
    Mardi 17 Mai 2011 à 19:02

    Merci infiniment à toi ! Des mots se disent ici ; je les accueille et ils résonnent. Je suis heureuse qu'ils soient partage. Belle soirée à toi, Askélia. Anne

    13
    Mardi 17 Mai 2011 à 18:57

    Je pense que, les yeux ouverts, nous n'accueillons pas assez cette lumière du coeur ! Un grand merci, Monelle, pour tes mots et ta présence fidèle qui me touche. Bisous

    12
    Mardi 17 Mai 2011 à 18:51

    Chaque fois que des mots se disent en moi, je me demande quel écho ils auront en vous. Merci infiniment, mllleM

    11
    Lundi 16 Mai 2011 à 23:02

    Fermer un instant les yeux et voir l'essentiel... comme pendant cette panne d'électricité, dans ce théâtre...

    Je suis restée accrochée à tes mots jusqu'au dernier Anne!

    Bravo

    Bises amicales

    Rose

    10
    Lundi 16 Mai 2011 à 21:04

    à tes mots suspendue Anne, j'ai retenu mon souffle, attendant en irréductible la reprise , cela ne se peut arrêter comme ça pour quelques plombs fondus !! et puis j'ai trouvé la lumière intérieure de ce photographe , qui vibre avec la nature ... l'obscurité à du bon pour se retrouver ou se trouver ! j'ai aimé ... avec mon regard  de bougie parfois vascillante !  Merci pour ce bel exploit d'accordeur ! gros bizzzoux

    9
    Lundi 16 Mai 2011 à 21:01

    Cette panne d'électricité a gommé les différences... Les souvenirs remplacent le regard perdu.

     

    Et reste l'essentiel, ce qui ne pouvait pas être vu avec les yeux.

     

    Tout a déjà été dit dans tes commentaires, Anne, mais je voulais te le dire aussi. C'est un texte magnifique. Merci.

    8
    Lundi 16 Mai 2011 à 19:52

    Alors, les mots soufflent en paraboles... Merci infiniment, Catheau !

    7
    Elo
    Lundi 16 Mai 2011 à 18:47

    Ton texte est magnifique ! Cette évocation du théatre me parle fortement car à la lecture du thème j'ai longuement hésité à décrire cette expérience inoubliable que j'ai eu en allant voir une pièce intitulée "Bonbons acidulés"... Je ne me rappelle plus l'auteur mais le fait est aue c'était du théater dans le noir absolu !!! Accompagnés à nos places, à tâtons par les acteurs, ensuite à chercher du regard la moindre lumière..; mais cela avait été bien fait et rien ne passait, pas la moindre lueur ... quelque chose de vraiment impressionnant ! a ce moment là, la présence de son voisin rassure...

    Et puis, la pièce, des personnages que l'on entend, que l'on sent, des flash back, des froufrous, des costumes, un jardin, une piscine, des plongeons dans la piscine... Et des bonbons acidulés qui apparaissent dans nos mains incrédules sans qu'on ait le temps de les voir arriver...

    Et à la fin de ce moment magique, une lueur, toute petite lueur éclaire le centre d'une scène sur laquelle nous sommes assis, éclairant des acteurs tout de blanc vêtus...

    Un moment inoubliable que tu me rappelle avec ton évocation du théatre dans l'obscurité.

    Merci.

    Bises

    6
    Lundi 16 Mai 2011 à 17:26

    "Ils ont des yeux et ils ne voient pas" ! Une belle méditation sur la lumière intérieure.

    5
    Lundi 16 Mai 2011 à 15:51

    Il y a souvent une dimension, j'allais dire surréaliste, mais ce serait faux et trop approximatif, non,  une dimension "parallèle" dans tes textes, une sorte d'interpénétration lumineuse des réalites qui habituellement se côtoient. J'aime beaucoup car je crois que tu touches à une vérité essentielle : celle que nous livre le cheminement des pensées d'un autre que l'on accompagne un instant. Amitiés

    4
    Lundi 16 Mai 2011 à 15:03

    De tous ceux que j'ai lu, ton écrit est mon préféré.

    3
    ABC
    Lundi 16 Mai 2011 à 09:52

    Èmotion ! La lumière n'est pas forcément dans les néons !!!

    2
    Lundi 16 Mai 2011 à 09:27

    Je pense que la lumière du coeur prend le relais quand la vraie lumière n'est plus ! merci pour ce beau texte !

    Bisous - bonne semaine

    1
    Lundi 16 Mai 2011 à 08:43

    j'en ai les poils hérissés, trés beau texte, merci pour cet ecrit.

    m.

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